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24 février 2022

Le Céline de Marc Laudelout

 

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Quiconque s’intéresse à Céline – au « miracle Céline » (Julia Kristeva) - rencontre un jour ou l’autre Marc Laudelout, pour qui rien de ce qui est célinien n’est étranger. Jeune professeur de français dans une école populaire, il se prend de passion pour Céline au point de lancer , en 1981, le Bulletin célinien, qu’il publie depuis sans interruption tous les mois, avec une exactitude helvétique. Le BC, comme l’appellent ses abonnés, est l’unique mensuel au monde consacré à un écrivain. Naguère, Marc Laudelout m’a confié que, dans une autre vie, il aurait pu créer le Bulletin morandien – aveu qui acheva de me le rendre très cher.

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Son BC propose une foule de documents rares, des informations précieuses, souvent introuvables ailleurs, des entretiens et des études. Ce qui frappe avant tout, c’est la liberté de ton et l’ouverture d’esprit du Bulletin, dont témoigne le courrier des lecteurs. Et comme nombre de collaborateurs sont des écrivains, de Claude Duneton à Jacques d’Arribehaude, on prend plaisir à le lire.

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Dieux merci, Laudelout n’a jamais voulu que son Bulletin devînt celui d’une paroisse, car il a fait siennes les paroles de son ami Pol Vandromme, célinien historique : « il ne s’agit pas de réhabiliter l’homme Céline, les hommes sont ce qu’ils sont, hélas ! mais de s’abstenir enfin de l’utiliser pour réduire l’écrivain en bouillie ».

Depuis des années, nous sommes quelques-uns à le « tanner » en lui lançant de suppliants « quand publies-tu ton Céline ? » Le premier volume vient de paraître dans la collection "Du côté de chez Céline" dirigée par Emeric Cian-Grangé (trois volumes parus); il rassemble septante textes généralement tirés du Bulletin : éditoriaux ou études. Ce qui me frappe sans m’étonner chez ce vieil ami que je relis avec un vif plaisir, c’est la cohérence du propos, la limpidité du style, la fermeté de la pensée, l’indépendance du jugement - sans oublier ce très-bienvenu sens de la nuance, s’agissant d’un auteur aussi explosif.

Ce recueil de quatre cents pages est préfacé par deux amis chers, Marc Hanrez, célinien historique, puisque l’un des derniers à avoir rencontré Céline à Meudon alors que, étudiant en philologie romane à l’Université libre de Bruxelles, il préparait un mémoire que Nimier annexa pour Gallimard - le premier essai sur Céline. Et Frédéric Saenen, autre romaniste, belge lui aussi (liégeois, pour être précis), écrivain et collaborateur du BC. Tous deux vantent la qualité du recueil et la ligne claire de son style.

L’ouvrage se divise en quatre parties : « Interférences » regroupe les textes consacrés aux relations parfois indirectes de Céline avec nombre d’écrivains, de Marcel Aymé à Roger Vailland en passant par Emmanuel Berl, Cabu ou Drieu la Rochelle. « Opprobres » traite des célinophobes et inspire à Marc Laudelout ces lignes désolées : « Décidément, la littérature anti-célinienne n’aura jusqu’à présent brillé ni par sa rigueur, ni par son intelligence. Son unique avantage est de se situer dans le camp du Bien et de prendre appui sur cette position pour prétendre n’énoncer que des vérités établies et de grandiloquentes indignations ». Parmi ces butors, citons le Belge Pierre Mertens, archétypal. Une place à part est attribuée au talentueux Charles Dantzig, hostile mais sur un plan littéraire… même s’il est probable qu’il n’a pas tout lu de Céline. « Figures » est la plus passionnante partie, qui traite de quelques figures céliniennes, pionniers héroïques d’une recherche parfois périlleuse sur le plan de la carrière académique : Marc Hanrez et Jean Guenot, Philippe Alméras et Nicole Debrie. S’y ajoutent des figures de francs-tireurs, extérieurs à l’Université : Dominique de Roux et Albert Paraz, Pol Vandromme et Pierre Monnier - des hommes hors du commun. Enfin, « Explorations » rassemble des études plus pointues sur les pamphlets, sur Rebatet ou Henri Guillemin, et même sur les accointances canadiennes de l’écrivain.

Un fort volume, le premier, espérons-le, d’une belle série.

 

Christopher Gérard

Marc Laudelout, Céline à hue et à dia, préfaces de Marc Hanrez et Frédéric Saenen, La Nouvelle Librairie, 404 pages, 19€

 

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Un entretien avec Marc Laudelout

publié en 2006

 

Qui êtes-vous et comment est née cette passion qui vous permet de publier, depuis 25 ans, un bulletin exclusivement consacré à Céline ?

Tout a commencé par la découverte d’un exemplaire de l’édition originale du Voyage au bout de la nuit dans la bibliothèque paternelle. Mon père – feu le professeur Henri Laudelout (Université de Louvain) – avait lu ce roman à la fin des années trente grâce à un jeune enseignant intérimaire qui en avait parlé avec enthousiasme en classe. Recommander ce brûlot dans un collège catholique était très audacieux à l’époque ! Bien des années plus tard, la lecture de ce livre fut aussi un grand choc pour moi (j’avais alors une quinzaine d’années) et j’ai ensuite lu tous ses autres livres, dont Mort à crédit que je ne suis pas le seul à considérer comme un pur chef-d’œuvre. Si je suis enseignant de profession, j’ai toujours eu une vocation rentrée de journaliste ; aussi, j’ai décidé de créer, en 1979, une revue semestrielle entièrement consacrée à l’écrivain. C’est ainsi qu’est née La Revue célinienne qui, après avoir publié trois numéros (dont un numéro double, en 1981, à l’occasion du vingtième anniversaire de sa mort), a édité les livres que mon ami Pol Vandromme a entrepris d’écrire sur un sujet qu’il n’avait qu’effleuré en 1963 avec l’une des premières monographies sur Céline. Vinrent donc ensuite : Robert Le Vigan, compagnon et personnage de L.-F. Céline ; Du côté de CélineLili (sur le personnage de sa femme dans son œuvre romanesque) ; et Marcel, Roger et Ferdinand (sur les relations croisées entre Marcel Aymé, Roger Nimier et Céline). La Revue célinienne ayant disparue en tant que telle, je décidai de poursuivre la recension de l’actualité célinienne avec un modeste bulletin, d’abord trimestriel, puis mensuel. Il est aussi passé de 8 à 24 pages. Son seul titre de gloire est d’être sans doute la seule publication mensuelle consacrée à un écrivain. En ce qui me concerne, je me considère comme un simple publiciste célinien, rien de plus.

 

Quelles sont les grandes étapes de l’histoire du Bulletin célinien ?

Au début, ce fut un petit bulletin bien sobre qui se limitait à rendre compte de l’actualité autour de Céline (publications, échos de presse, conférences et colloques, etc.)  Ensuite, le bulletin s’étoffa et publia aussi des témoignages sur l’homme, des études sur l’œuvre, des recensions, des documents et de la correspondance inédite. Nous avons aussi publié des numéros spéciaux sur quelques figures ayant croisé l’existence de Céline : Robert Denoël, Léon Daudet, Éliane Bonabel, Henri Mahé, Lucien Rebatet, etc. Récemment, nous avons publié des entretiens avec quelques grands céliniens : François Gibault, Philippe Alméras, Serge Perrault, Frédéric Vitoux, Henri Thyssens,... Un événement marquant fut sans doute cette dédicace d’Elizabeth Craig (la dédicataire du Voyage)  aux lecteurs du Bulletin que nous avions reproduite en première page de couverture. On croyait avoir perdu sa trace depuis les années trente. C’est le professeur Alphonse Juilland qui l’a retrouvée après de longues recherches aux États-Unis. Au total, nous avons donc publié près de 300 numéros qui constituent, je le pense, une mine de renseignements pour ceux qui s’intéressent à cet écrivain. Parallèlement à la publication du périodique, nous avons créé un site Internet qui propose une somme aux étudiants ou tout simplement à ceux qui veulent en savoir plus sur cette œuvre considérable du XXe siècle.

Les grandes rencontres ?

Je dis parfois que j’ai contracté une double dette envers Céline puisqu’il m’a permis de faire la connaissance d’une série de personnes que je n’aurais jamais rencontrées autrement. Les énumérer toutes est impossible. Laissez-moi citer tout de même Arletty, Pierre Monnier (qui vient de nous quitter à l’âge de 94 ans), Paul Chambrillon, Robert Poulet, Pierre Duverger, Frédéric Vitoux, Alphonse Juilland, mon compatriote Marc Hanrez, sans oublier celle qui devint mon épouse, Arina Istratova, qui eut l’audace de traduire Mea culpa à Moscou en août 1991 lors du premier putsch contre Gorbatchev.

Vous fréquentez donc les « céliniens » depuis un quart de siècle. Quel genre de tribu est-ce ?

Il y a autant de céliniens que de variétés de plantes d’appartement ! Ce n’est pas du tout un groupe homogène : les céliniens plutôt « de gauche » (Sollers, Godard, Vitoux,...) côtoient les céliniens plutôt « de droite » (Gibault, Alméras, Hanrez,…). Cela fait partie de l’aspect pittoresque des choses mais tout le monde se réunit, notamment au sein de la Société des Études céliniennes, dans une même admiration pour l’écrivain. C’est Henri Godard, éditeur de Céline dans La Pléiade, qui m’écrivait un jour que « nous avons en commun de travailler à donner à Céline, en dépit des handicaps, toute la place qui est la sienne ». La ligne de fracture se situe peut-être dans l’appréciation des textes qu’on appelle erronément « pamphlets » (ce terme désigne, en principe, des textes courts) et qui sont, en réalité, des sortes de satires. Tout serait beaucoup plus simple si ces textes étaient littérairement médiocres. Mais ce n’est pas le cas. Je veux dire que les « pamphlets » ne sont pas à l’œuvre de Céline ce qu’est, par exemple, Le Péril juif à l’œuvre de Marcel Jouhandeau. Céline est assurément un grand écrivain de combat qui ne perd pas du tout son talent lorsqu’il s’attaque à ceux qu’il a dans sa ligne de mire. On peut le déplorer mais c’est ainsi. D’autant qu’il n’existe pas deux Céline : le bon romancier et le mauvais pamphlétaire. Son œuvre forme un tout indivisible. Certes, on trouve dans les textes polémiques des choses insupportables ou odieuses, mais on y voit aussi un Céline visionnaire fustigeant, par exemple, en 1937 la standardisation du livre, la société du spectacle, la pollution des villes et surtout une communauté (la nôtre) qui est en train de perdre son âme et son identité.

Mais en fin de compte, qui est Céline ?

Céline, né sous le signe des Gémeaux, est une personnalité très ambivalente. Aussi, il est tour à tour misanthrope et compatissant, généreux et avare, courageux et pusillanime, etc.  Il a souvent donné une image de lui qui n’était pas conforme à ce qu’il était : « Il faut noircir et se noircir », disait-il en tant que romancier fuyant les bons sentiments. C’est aussi ce qu’il a fait pour ce qui le concerne. Marcel Aymé a sans doute évoqué avec le plus de justesse sa vraie personnalité : « Ce n’était pas un homme au cœur dur », disait-il. Et il le connaissait bien.

Quel livre de Céline conseilleriez-vous à un novice ? Et sur Céline ?

La grande part de son œuvre est très accessible puisque tous ses romans sont à présent disponibles en collection de poche. Son premier roman, Voyage au bout de la nuit, est un classique indémodable qui doit faire partie de la bibliothèque de tout honnête homme. Il ne faut pas se fier aux apparences : loin d’être le roman populiste qu’on a dit, c’est un grand livre métaphorique et poétique. Son chef-d’œuvre demeure, pour moi, Mort à crédit, où le tragique côtoie le comique d’une manière irrésistible. Il faut lire aussi D’un château l’autre dans lequel il raconte l’épopée foireuse des rescapés de la collaboration française en Allemagne. Un monument ! Mea culpa, libelle anticommuniste et antimatérialiste, est ce qu’on a écrit de mieux dans le genre. Voilà quatre titres que je recommanderais au béotien.  Sur Céline, je conseille la lecture des monographies de Pol Vandromme et de Pierre Lainé (éd. Pardès) pour une première approche. Pour mieux connaître la personnalité de l’homme, il faut lire Ferdinand furieux de Pierre Monnier (livre hélas épuisé que L’Age d’Homme devrait rééditer) et les biographies de François Gibault (Mercure de France) ou de Frédéric Vitoux (Grasset). C’est dans l’édition critique de La Pléiade que l’on trouve les commentaires les plus pénétrants sur l’œuvre. Nombreux sont les essais de qualité qui ont paru sur lui : le Céline d’Anne Henry (éd. L’Harmattan) ou celui de Paul del Perugia (Nouvelles Éditions Latines), sans oublier l’essai de Philippe Muray disparu prématurément (Gallimard).

Parlant de Céline, il est en effet impossible de passer sous silence ses textes polémiques, ceux qu’on appelle à tort les « pamphlets ». N’est-ce pas Gripari qui avait raison en parlant de « littérature anticolonialiste » ? Peut-on séparer Bagatelles du Voyage ?

C’est, en effet, Pierre Gripari qui, d’une manière très pertinente, a évoqué ainsi Bagatelles. Son argumentation mérite d’être citée tel quelle : « La partie anti-juive, violente, brillante, extrêmement drôle, ne constitue nullement un appel au meurtre. Elle appartient, très banalement, à ce qu’on appelle aujourd’hui la littérature anticolonialiste. (...) Son motif unique, c’est un refus horrifié de la croisade antifasciste, de cette guerre civile européenne qu’on est en train de nous préparer sous couleur de Front populaire, avec le tout le camouflage d’optimisme et de progressisme bêtifiant que l’on retrouve dans les films français des années trente. Cette guerre, prophétise-t-il, ne sera qu’une guerre juive, faite pour le seul profit des juifs et des staliniens. Nous autres, indigènes d’Europe, nous n’avons rien à gagner, et tout à y perdre. » Je conçois que cette analyse puisse choquer, même si Gripari s’empressait d’ajouter que Hitler a évidemment sa part de responsabilité dans le suicide de l’Europe. Ces textes de Céline, écrits pour la plupart d’entre eux dans les années trente, sont difficilement incompréhensibles aujourd’hui car ils sont jugés à travers le prisme des atrocités qui se sont passées pendant la guerre. Et c’est notamment pour cette raison que l’ayant droit n’autorise pas leur réédition. C’est jusqu’au titre du premier « pamphlet » antisémite – Bagatelles pour un massacre – qui est de nos jours pris à contre-sens. Céline, héros médaillé de la Grande Guerre, voulait absolument éviter un nouveau conflit franco-allemand qu’il jugeait fratricide. Comme il n’était pas démocrate, peu lui importait qu’une alliance se fît avec l’Allemagne  nationale-socialiste si c’était pour prévenir la guerre. Son pacifisme absolu a autorisé tous les excès, toutes les dérives. Il faudra sans doute attendre que Céline entre dans le domaine public pour que cette partie sulfureuse de son œuvre soit rééditée. Officiellement… car il existe de nombreuses rééditions non autorisées.

Céline a inspiré (inspire encore) d’autres écrivains : lesquels vous semblent les plus intéressants ?

En effet, Céline a inspiré de nombreux écrivains avec certaines réussites (Frédéric Dard, Alphonse Boudard) mais bien des tentatives moins concluantes. Le piège étant bien entendu de vouloir s’inspirer directement de son style. Comme Proust, Céline est inimitable. Certains romans sont céliniens dans le ton (je songe, par exemple, au récent Cave canem de François Gibault) mais il évitent heureusement de l’être dans la forme. L’originalité de Céline réside aussi dans la façon à la fois lucide et cruelle de voir le monde et d’exprimer les sentiments inavouables. Mais Céline, c’est avant tout une grande leçon de liberté et d’invention stylistiques. C’est en cela qu’il a permis à beaucoup d’écrivains d’être eux-mêmes et de se libérer d’une forme d’académisme. C’est notamment le cas du Sartre de La Nausée où l’influence célinienne est perceptible. Ce livre comporte d’ailleurs une phrase de Céline en exergue. Il y a aussi toute une génération de journalistes qui a été directement influencée par son écriture. « Enfin Céline vint ! », pourrait-on dire.

Bruxelles, MMVI

 

Écrit par Archaïon dans Figures | Lien permanent | Tags : céline, littérature, nouvelle librairie |  Facebook | |  Imprimer |

08 juin 2021

Bruno Lafourcade, conseiller littéraire

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Décidément, il était écrit que je devrais reparler de mon confrère d’Aquitaine, Bruno Lafourcade, fin lettré au physique de rugbyman et qui passe pour méchant - dixit je ne sais quel galopin de L’Incorrect - alors qu’il est charmant… à condition de ne pas les lui briser menu.  

Auteur e. a. d’un courageux Sur le suicide (François Bourrin), d’un beau roman, L’Ivraie (Léo Scheer), retraçant le parcours d’un professeur de français dans un lycée technique et donc condamné à « une existence grise et bouchée »,  Bruno Lafourcade use, je l’ai déjà dit, d’une langue précise, ponctuée à la perfection et servie par un style percutant.

 

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Dans Les Cosaques & le Saint-Esprit (Ed. La Nouvelle Librairie), une centaine de chroniques qui sont autant d’anathèmes et de fulminations, il dressait le portrait d’une certaine France et faisait preuve d’une très sûre allergie aux impostures de l’époque. 

Avec La Littérature à balles réelles (Ed. Jean Dézert), pamphlet en forme d’abécédaire, il s’insurgeait contre le triomphe des cacographes, qu’il lapidait sans pitié.

 

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Dans un livre qui date d’une dizaine d’années, Derniers feux. Conseils à un jeune écrivain, qu’il a eu la gentillesse de m’envoyer, il s’adresse à une jeune Noria, apprentie écrivain. Tel est le prétexte à un essai désabusé mais plein de vigueur sur la condition de l’écrivain, d’aujourd’hui et de toujours, sur les devoirs de sa fonction et sur les pièges qui l’attendent sur sa route. Avec des mots très justes, il évoque par exemple la fécondité en art de l’inhibition et même de l’humiliation, qui tannent le cuir de l’impétrant en lui faisant prendre conscience de sa minuscule taille (ô Stendhal, ô Flaubert !) : « n’ayant plus de surmoi, le jeune écrivain moderne ne connaît plus ni honte ni admiration ; le malheureux est déjà libéré, c’est-à-dire relâché ». Il est bon que soit rappelée la fécondité des entraves (syntaxe, vocabulaire, ponctuation) comme du remords, qui forcent à l’effort et rappellent à l’apprenti ses devoirs à l’égard de ses devanciers. Il est salubre de répéter qu’il n’y a pas d’art sans un sentiment tragique d’indignité fondatrice, ou, pour user d’une expression qui fait se cabrer en moi le nietzschéen, sans péché originel. Comme disait Céline, « il faut payer », et comprendre que notre vice ne demeure jamais impuni, que notre folie doit être « cadenassée par les règles et les lois » : « Il n’y a pas de littérature sans filiation, sans goût du passé, sans tombeaux à fleurir ; il n’y a pas d’art sans morts à bercer ». N’est-elle pas splendide, cette humilité d’artisan dont la grammaire serait la règle monastique ? Contre cette manie démoniaque du démembrement et de la déconstruction, contre l’esprit de système des doctrinaires, mon ami Bruno Lafourcade rend leur sens aux mots, revendique sa filiation et met les points sur les i : « Plus l’artiste est grand, plus son style l’isole de la laideur consensuelle ; moins l’artiste est haut, plus son style se mêle à la foule des discours qui n’ont pas la beauté pour fin, - mais l’exercice d’un pouvoir ».

 

Christopher Gérard

 

Bruno Lafourcade, Derniers feux. Conseils à un jeune écrivain, 18€ .

A commander à  jeandezert.editeur@gmail.com

 

Voir aussi ma notule du 23 mars 2021:

http://archaion.hautetfort.com/archive/2021/03/23/la-litt...

 

Voir aussi :

 

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29 mars 2021

Hôtel Beauregard

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Mon jeune confrère Thomas Clavel, qui enseigne le français en zone prioritaire, avait, l’an dernier, publié un salubre et courageux premier roman, plus exactement un conte philosophique, Un traître mot.

Dans une France où les crimes de langue seraient punis avec une toute autre sévérité que les crimes de sang, où l’imposture victimaire et la traque des phobies les plus absurdes seraient devenues la règle, il imaginait les mésaventures d’un jeune normalien qui, à la suite d’un dérapage verbal et d’une plainte déposée par une étudiante « issue de la Diversité »  pour une note d’examen jugée oppressive, se voyait traîné comme un malpropre au tribunal et condamné séance tenante à une peine de prison ferme. Un traître mot décrivait non sans humour son incarcération et sa rééducation lexicale, et surtout sa résistance victorieuse au lavage de cerveau néo-obscurantiste.

La présente pandémie lui inspire un autre conte philosophique, Hôtel Beauregard, d’après le nom d’un hôtel abandonné du vieux Nice, qui sert de refuge à quelques rebelles au nouvel ordre sanitaire instauré après la cinquième vague d’un virus au nom imprononçable. Axelle, jeune doctorante en microbiologie marine, vit le énième confinement, entre son laboratoire de Monaco et ses prothèses électroniques, smartfaune étincelant de nuit comme de jour & ordinateur nomade, « source facile et intarissable du commun abreuvoir ». Thomas Clavel voit bien à quel point cet univers numérique, en fait parallèle, constitue un inframonde « ayant abandonné l’antique scène tellurique, cosmique, céleste ».

C’est précisément de ces abysses que surgira le malheur quand un simple cliché posté tous azimuts par un collègue étourdi déclenche un mécanisme digne d’une tragédie grecque. Car ces réseaux sociaux se trouvent piratés par des êtres maléfiques, nouveaux possédés, venus du fin fond des Enfers : dénonciateurs anonymes ou fanfarons, puritains de clavier, vengeurs en tous genres y pullulent, pareils aux démons de l’imagerie médiévale. Le fameux cliché d’Axelle démasquée attire l’attention de Nahama, blogueuse à moitié illettrée devenue toute-puissante influenceuse et même, par la grâce du pouvoir,  Ambassadrice de l’Hygiène publique. Les lecteurs du Zohar se souviendront que Nahama, épouse de Noé, engendre des démons, comme Lilith.

Cette opportuniste lance contre l’inoffensive Axelle une chasse à l’homme (ou faut-il désormais écrire « à la femme » ?) où la haine incandescente, la surenchère la plus effroyable - toujours au nom de l’Empire du Bien - vont porter leurs fruits les plus vénéneux.

Subtile méditation sur le visage, le masque et l’incarnation, Hôtel Beauregard suscite l’effroi et la réflexion. Ce conte pâtit, ce sera mon unique bémol, du style oral adopté par un ou deux personnages, qui parlent « jeune » - argot qui vieillira vite … et qui m’écorche les oreilles. Dieux merci, Thomas Clavel écrit un français classique et poétique, ces quelques dialogues mis à part. Ce jeune écrivain prometteur fait sienne la réflexion d’Artaud, dans Le Théâtre et son double, « Bienfaisante, car poussant les hommes à se voir tels qu’ils sont, la peste fait tomber le masque, découvre le mensonge, la veulerie, la bassesse, la tartufferie. »

Christopher Gérard

Thomas Clavel, Hôtel Beauregard, La Nouvelle Librairie, 218 pages, 14.90€. Chez le même éditeur, Un traître mot.

 

Voir aussi :

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19 février 2021

Les Métamorphoses d'Hermès

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Dans Racination, un essai d’une vertigineuse densité, publié par le regretté Pierre-Guillaume de Roux, Rémi Soulié convoquait Homère et Hölderlin, Heidegger et Mistral, tant d’autres poètes et voyants, tous singuliers, pour conjurer le grand naufrage et pour exalter « l’amitié originelle et émerveillée avec le monde, le dévoilement de l’universelle sympathie analogique ».

 

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Rémi Soulié, dont le patronyme évoque le soleil du Rouergue (pensons à Soulès, le vrai nom d’Abellio, l’un de ses maîtres), y exprimait une saine méfiance à l’égard de l’abstraction qui détache sans pour autant résoudre l’énigme du monde. Cette quête de sens, il la poursuit avec vaillance et ténacité, comme l’un de ces solitaires de jadis, à qui ce Cathare fait parfois songer. Il s’attaque aujourd’hui aux métamorphoses d’Hermès, le fils de Zeus et de Maïa (il rappelle que, en sanskrit, maïa signifie l’illusion), frère d’Apollon et père de Pan, à la fois dieu de l’Olympe et ami des mortels, héraut et messager, interprète de la volonté divine, guide et intercesseur.

Hermès maîtrise les arts du secret ; il est voleur dès le berceau, un tantintent coquin, parjure même, magicien et, comme le soulignait l’helléniste Walter Friedrich Otto, « maître de la bonne occasion ». Soulié rappelle que ce dieu des passages, capable d’ingéniosité et d’une troublante désinvolture, est présent dans tout l’héritage européen depuis Homère, et jusque dans la pensée mahométane sous le nom d’Idris. Connu aussi sous le nom romain de Mercure, Hermès trois fois très grand continue de fasciner, de l’Egypte (Thot !) à la France du Grand Siècle. Néoplatoniciens, adeptes discrets de l’Art royal, poètes romantiques (Blake !) et scientifiques des confins le saluent à leur manière comme leur guide secret.

La sienne de manière, à Rémi Soulié, se révèle contre-moderne, révulsé qu’il est par ce qu’est devenu cet homme sans qualités, dur et aveugle, émotif et calculateur.

Un curieux essai à ajouter au Corpus hermeticum et qui paraît chez le même éditeur, dans la même collection que le précieux A propos des Dieux de Jean-François Gautier, un autre ami récemment disparu.

 

 

Christopher Gérard

 

Rémi Soulié, Les Métamorphoses d’Hermès, La Nouvelle Librairie – Institut Iliade, 69 pages, 7€. Chez le même éditeur, Rémi Soulié postface une belle anthologie Friedrich Nietzsche.

 

philosophie, pierre-guillaume de roux

 

04 février 2021

Un Mauvais maître

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Juriste de formation, auteur d’essais pointus sur le droit constitutionnel et sur le Maroc, mais aussi d’une passionnante Histoire du snobisme, Frédéric Rouvillois a fait ses premières armes dans l’underground monarchiste, en collaborant aux revues non-conformistes Réaction et Les Épées. D’où le ton et l’esprit de son premier roman d’esprit légitimiste, Les Fidèles, où il évoque le destin d’une antique lignée féodale. Ce professeur de droit constitutionnel a aussi dirigé le précieux Dictionnaire du conservatisme aux éditions du Cerf.

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Le voilà qui s’attaque avec bonheur au roman policier avec Un Mauvais maître, où un couple de policiers enquête sur l’assassinat  d’un mandarin parisien, le professeur Desnard, brillantissime crapule, l’archétype du pervers narcissique « enjôleur et brutal », qui pourrait bien ressembler à certain agrégé de droit public récemment accusé de viol sur mineur et d’inceste. Ce personnage peu reluisant appartient à la gauche caviar : rien de ce qui est « humaniste » ne lui est étranger. Ce féministe en chef se révèle avant tout goujat pur sucre ; ce progressiste de carnaval masque à peine son abyssal mépris pour les petites gens (i.e. ceux qui n’ont pas le bonheur d’être agrégés de droit) ; bref, cet adorateur de l’Humanité est - ô surprise - une parfaite canaille.

Manipulateur sans scrupule, capable de séduire pour détruire des rivaux qu’il repère bien en amont, Desnard finit égorgé dans un square du IXème arrondissement, sur l’emplacement des anciens jardins du bourreau de Paris, le front lacéré d’un vengeur XXI. Qui a pu tuer ce machiavel de l’Université, dont le romancier décrit avec un luxe de détails ces subtiles stratégies qui l’ont propulsé à la première place ? Son épouse ? L’amant d’icelle, qui est quelque chose comme chirurgien ? La maîtresse délaissée ? Son âme damnée, un ancien trotskiste qui lui doit tout ? Une secte de cinglés qui servent de supplétifs dans le cadre d’opérations spéciales téléguidées par l'Elysée ?

Avec habileté et non sans (cruel) humour, Frédéric Rouvillois nous promène dans ce monde faisandé et nous propose une galerie de suspects idéaux. Jusqu’à la surprise finale.

 

Christopher Gérard

 

Frédéric Rouvillois, Un Mauvais maître, La Nouvelle librairie, 276 pages, 16.90€

Écrit par Archaïon dans Lectures | Lien permanent | Tags : polar, nouvelle librairie |  Facebook | |  Imprimer |